Responsables : Alain Chatriot, Paul-André Rosental
Les travaux menés par le groupe AHMOC dans le domaine de l’action publique présentent la caractéristique de prendre au sérieux les institutions en tant que cadre déterminant de l’action collective, mais de refuser les formes de substantialisation dont elles ont parfois été l’objet dans l’historiographie. À cette fin, ces recherches croisent une réflexion issue des sciences politiques sur la sensibilité des formes institutionnelles au cadre politique, toujours changeant, dans lequel elles agissent, et une démarche d’histoire « procédurale », qui saisit les institutions dans toute la matérialité de leur organisation et de leur fonctionnement. En second lieu, notre approche est de nature relationnelle : il s’agit, chaque fois, de « sortir » de l’institution considérée, pour situer sa place relative dans un cadre plus large. À l’étude de « l’État », nous préférons, en interne, celle des rapports de force et de pouvoir entre les ministères et entre les services administratifs, et en externe celle des relations de coopération et de compétition avec les collectivités infra- ou supranationales, les structures mixtes (Conseils et diverses instances de conseil et d’expertise), les entreprises, les formes de représentation de la société civile (syndicats, associations, Eglises).
Étudier l’administration de l’état dans la France des dix-neuvième et vingtième siècles reste un chemin essentiel, plus souvent évoqué qu’emprunté, d’accès à la compréhension des modes d’exercice du pouvoir dans les états européens issus du Traité de Vienne, du Traité de Versailles, de Yalta puis de l’après-1989. Il convient pour cela de s’attacher, en mobilisant les outils de l’histoire sans doute, mais aussi ceux du droit, de la science politique ou de l’anthropologie, à l’évolution des pratiques politiques et sociales des acteurs publics, aux capacités de mobilisation et de rejet de l’appareil administratif, perçu aussi comme un lieu de construction d’espaces d’autonomie individuelle et collective.
Dans cette perspective, on soulignera les modalités d’élaboration de la figure du réformateur, capable de mobiliser des savoirs administratifs en construction au service des exigences d’évolution de la machinerie étatique. Une attention particulière sera portée aux représentations symboliques (protocole, commémoration), aux configurations stratégiques et aux processus de légitimation mis en œuvre par les acteurs du jeu politico-administratif.
De manière plus générale, on s’intéressera à l’acclimatation des institutions étatiques léguées par le Consulat et l’Empire à la diversité des constructions constitutionnelles et politiques des deux siècles qui les suivirent. On s’efforcera notamment, trente ans après les travaux fondateurs de Vincent Wright, de revenir sur le modèle d’administration légué par le Second Empire, en se demandant s’il n’était pas partie prenante du projet, décidément très syncrétique, de pouvoir autoritaire construit à Vichy. Il s’agit ainsi, à partir d’une analyse aussi étayée que possible des liens entre régime politique et régime administratif, de poser une question dont la formulation peut sembler naïve : le fonctionnaire républicain existe-t-il ?
Comment faire l’histoire des populations ? Dans les décennies d’après-guerre, la réponse est fournie par une démographie historique essentiellement statistique. Mais dans les années 80, son programme initial s’épuise du fait même d’avoir été rempli. Surtout, les définitions biologisantes de la population, héritées de la démographie du premier XXe siècle, sont remises en cause. Les spécialistes du monde entier réalisent que loin de constituer, par essence, un objet strictement démographique, la population s’appréhende aussi par une histoire politique et sociale. Elle suppose d’étudier simultanément les institutions, les politiques et les savoirs relatifs aux populations, la façon dont ils interagissent et se construisent réciproquement. L’étude de ces configurations présente un intérêt intrinsèque, celui d’une histoire sociale des institutions : elle concerne au premier chef l’État mais aussi les communes, les Églises, les systèmes de protection collective, les organisations privées. Mais surtout, elle éclaire en retour les pratiques des populations. Celles-ci, dans des proportions variables, subissent les effets de ces dispositifs institutionnels, se les approprient, voire les façonnent. Le détour par le politique permet donc d’en revenir aux phénomènes usuels de la démographie (la natalité ou la mortalité par exemple) sans être soumis à leur apparente naturalité statistique, pour les placer au contraire dans la complexité de leur environnement social. Il permet à la fois d’éclairer différemment des objets classiques, et d’exhumer des questions négligées par l’historiographie selon les principes exposés récemment dans un volume de la revue Annales. Histoire, sciences sociales, intitulé : « Histoire politique des populations ».
L’histoire des politiques économiques et sociales en France ne peut être écrite du seul point de vue de l’État. Elle doit être pensée à la confluence entre l’histoire de l’administration, du pouvoir politique et des partenaires sociaux. Elle ressortit à la fois de l’histoire sociale, de l’histoire économique et de l’histoire politique. Différentes configurations d’élaboration des politiques publiques sont en effet possibles, qui vont de la consultation à la cogestion. C’est pourquoi les lieux institutionnels de confrontation et de débats sont de bons points d’observation pour saisir les interactions entre les acteurs concernés (syndicats, haute fonction publique, parlementaires, etc.). Après l’analyse du Conseil national économique comme lieu de construction des politiques économiques et sociales françaises durant l’entre-deux-guerres, on s’est intéressé à d’autres politiques publiques nécessitant cette prise en compte d’acteurs multiples comme par exemple les politiques de consommation dans le dernier tiers du XXe siècle. La conférence complémentaire proposée avec François Denord en 2005-2006 et en 2006-2007 sur la politique économique en France (histoire sociale et institutionnelle d’une politique publique) a prolongé cette réflexion.
Pour analyser des processus comparables sur un terrain différent, on souhaite aborder dans les années qui viennent le domaine des politiques agricoles. Longtemps étudiées par des historiens ruralistes, des sociologues et des politistes, elles sont aujourd’hui quelque peu délaissées alors que le monde agricole connaît de profonds bouleversements. Au vu des lacunes de l’historiographie et des possibilités archivistiques, il semble intéressant de revenir sur les politiques agricoles françaises avant la construction européenne, en s’intéressant à la séquence allant des années 1920 aux années 1950. L’exemple du marché du blé et de sa régulation mérite ici une attention plus particulière.
L’historiographie des deux dernières décennies démontre de manière toujours plus appuyée que l’histoire de l’État-Providence ne se réduit pas à l’évolution du mouvement ouvrier et aux métamorphoses du salariat, ou plus exactement que leur rôle doit être réinterprété dans un cadre plus large. La question du genre, tout d’abord, s’affirme de plus en plus nettement : les revendications relatives au statut des femmes, à leur représentation sociale et politique, ont marqué durablement les différents systèmes nationaux de sécurité sociale. Ensuite, la conception des projets de réformateurs soulève la question des usages des sciences sociales et de l’expertise : toutes sortes de savants ont revendiqué un rôle central dans la définition des problèmes sociaux et de leur résolution, à l’écart souvent d’une sphère politique démocratique elle-même en construction. Ainsi, l’émergence des systèmes de protection nationaux a été facilitée par la montée en puissance de l’idée de population, contrôlable et « améliorable », et combine à sa manière eugénisme et hygiénisme social. Enfin, le rôle finalement joué par l’État ne doit pas faire oublier la grande diversité des solutions institutionnelles débattues ou expérimentées. Nos différentes recherches portent ainsi une grande attention à toutes les formes non étatiques de protection collective : formes locales (à l’échelle des municipalités notamment) mais aussi formes privées (philanthropie). Elles appellent des méthodes d’enquête attentives aux réseaux d’acteurs et d’institutions qui débordent les frontières ordinairement établies entre « privé » et « public ». Elles requièrent également un travail comparatif collectif s’appuyant sur les différents terrains nationaux parcourus par les membres de notre équipe, mais aussi sur un volet transnational : place des organisations internationales, et réseaux internationaux de réformateurs sociaux.
L’étude des politiques publiques a été menée à partir de la situation française de la seconde partie du XXe siècle. Elle s’est centrée sur le cas précis de la naissance de la Délégation générale à la recherche scientifique et technique, entre 1958 et 1961, et sur ses héritages historiques, particulièrement les avancées décisives en la matière de Pierre Mendès France. Une séquence continue a donc pu être identifiée, celle des années 1953-1969. Cette séquence Mendès-De Gaulle inaugura un véritable gouvernement de la recherche au plus haut sommet de l’Etat et de la République. Pour autant, elle a été peu étudiée, rarement dans sa continuité, et jamais du point de vue de l’action politique.
Le programme de recherche sur les politiques de recherche, lancé à l’EHESS à partir 2000, a choisi de combler cette lacune à un moment où l’on ne parlait guère de ces questions. Il s’est appuyé sur un travail d’enquête auprès des nombreux acteurs encore vivants. Ceux-ci ont alors contribué fortement à l’éclaircissement des modèles invisibles qui sous-tendent les mobilisations pionnières. Les enseignements qui en ressortent établissent cette histoire partagée entre deux hommes d’Etat et soulignent combien elle dut sa réussite aux équipes de scientifiques et d’administrateurs qui acceptèrent de se mettre au service de la construction d’une politique scientifique nationale. Son impact sur les projets européens comme sur le développement des sciences sociales fut également très fort.
Ce programme de recherche a reposé sur un séminaire qui s’est achevé en 2005. Il a pu souligner la fécondité des hypothèses de recherche portant sur l’histoire politique de l’administration et l’histoire intellectuelle des engagements publics. Trois journées d’études et deux ouvrages collectifs ont été réalisés dans le cadre de cette étude.
L’objectif du séminaire est d’étudier les principales composantes du processus de formation de l’état grec au 19e siècle, dans le cadre d’un paradigme qui voit dans les débuts de l’état grec la continuité de la tradition étatique ottomane. Il faut attendre l’entre-deux-guerres pour pouvoir parler de la création, en Grèce, d’un état moderne au sens sociologique du terme, c’est-à-dire d’un état qui s’efforce de contrôler les populations à travers une pénétration dans la société. Sous cet éclairage, les moteurs de la transformation de l’appareil étatique grec semblent moins procéder de dynamiques domestiques que de tensions géopolitiques dans la région des Balkans. C’est la raison pour laquelle le séminaire mettra particulièrement l’accent sur la dimension comparative, restituant la formation de l’état grec dans le devenir de l’Europe du sud-est. Le paradigme exposé plus haut s’avère en effet également probant pour les autres pays de cette région - l’empire ottoman ou la Turquie ne faisant pas exception - dont l’évolution est non seulement comparable à celle de la Grèce, mais, souvent, concomitante.